Max Jacob et l'école de Rochefort : poétique et pédagogie

L'article que nous reproduisons ci-dessous est de Mme Christine Van Roger Andréucci, jacobienne émérite, décédée en 2004. Nous remercions son époux Alain de nous avoir permis de lui rendre hommage.

À partir de 1936, Max Jacob devient la figure centrale d'un mouvement poétique naissant

Max Jacob, revenu de Paris pour s'installer définitivement à Saint-Benoît-sur-Loire en juin 1936, devient une figure centrale dans les liens qui uniront les fondateurs de l'école de Rochefort. Avec tous ou presque, il est en correspondance régulière, à partir de 1937 avec Marcel Béalu, Michel Manoll ou René-Guy Cadou, plus tardivement avec Louis Guillaume ou Jean Rousselot. Ami de chacun, il joue aussi le rôle de médiateur, les mettant en contact, parlant de l'un à l'autre et les encourageant à se connaître, se rencontrer et collaborer.

A l'inverse, les jeunes ont à cœur de lui amener toute nouvelle connaissance, dans le double but d'alléger la solitude du pénitent de Saint-Benoît et de partager avec d'autres l'enseignement de ce maître. Car il s'agit bien de cela. Si Max Jacob établit une relation personnelle et passionnelle avec chacun, occupant rapidement une place d'ami, il joue aussi et surtout le rôle d'un maître, prodiguant dans ses lettres une abondance de conseils, de consignes, voire de directives autoritaires à l'égard de ces débutants dont l'œuvre est encore à venir. Si bien que chacun aura à cœur après la mort du poète de porter témoignage sur ce qui fut pour lui son «dernier visage » et que l'on pourrait extraire comme le fit René-Guy Cadou de la sienne une «esthétique» de chacune des correspondances qu'il eut avec eux.

L'importance de Max Jacob dans la formation esthétique des poètes de l'école de Rochefort est telle que Marcel Béalu arrive à se demander si «ce n'est pas Ecole de Max Jacob qu'il eût fallu appeler la prétendue école de Rochefort ». Si je ne pense pas qu'on puisse le faire car Jacob s'est tenu en marge du regroupement et n'a jamais voulu y avoir une place quelconque, il est certain en revanche que l'auteur des Ballades a volontairement élaboré une poétique à l'usage de ces jeunes, et consciemment assumé un rôle didactique dont l'expression ultime aboutie à la forme anonyme des Conseils à un jeune poète  : « Voilà longtemps que je travaille à humaniser, à agrandir les poètes » écrira-t-il à Manoll en 1941. Notre intention est ici de déterminer les grandes lignes à la fois de la méthode pédagogique de Max Jacob et du contenu de son esthétique, en nous interrogeant sur le sens que peut prendre à ses yeux cette entreprise

Max est un pédagogue de talent

Jacob a toujours eu le goût didactique et l'attitude professorale n'est pas véritablement nouvelle chez lui. En 1922 il a publié un Art Poétique consignant déjà sous forme aphoristique ses vues poétiques, et ses amitiés antérieures avec les poètes sont toutes l'occasion de vues théoriques. Mais ici la différence d'âge est telle et l'inexpérience de ces nouveaux interlocuteurs si flagrante que le poète de Saint-Benoît est plus que jamais sollicité par sa tendance naturelle à jouer les mentors. C'est avec une certaine ivresse qu'il dut sentir l'impact de ses paroles sur des esprits encore vierges et désireux d'apprendre. Il trouvera là un réconfort dans une vie finissante et un isolement social grandissant. Si Jacob continue de recevoir des visiteurs illustres et continue de voir épisodiquement ses amis parisiens, il mène à Saint- Benoît la vie d'un humble paroissien, volontairement à l'écart de toute vie littéraire. Cependant il souffre de n'avoir jamais été reconnu comme un précurseur, relégué au rôle du second dans sa jeunesse, aux côtés d'Apollinaire, déconsidéré par la génération des surréalistes à laquelle il estimait légitimement avoir ouvert la voie. Aussi l'attention fervente de ces jeunes lecteurs, venus à lui par admiration de son œuvre, lui est une compensation heureuse, qui atténuera les persécutions pendant la guerre. Et puis Jacob, a vécu hanté par les sentiments de son inutilité, cherchant place et justification parmi les hommes. La création n'a jamais su lui assurer celles-ci. Il semble que la vaste entreprise pédagogique menée à la fin de sa vie lui soit une ultime tentative de trouver une fonction légitimante sur terre : « Je me dis en voyant un jeune : Que puis-je faire pour lui » (Guillaume, 92)

Il éprouve aussi le besoin de laisser de son passage ici-bas une trace autre que son œuvre. Bien qu'il attire les créateurs, peintres et poètes, par la réputation dont il jouit désormais, figure légendaire de l'avant-garde cubiste, ce n'est pas à la caution de son génie poétique qu'il s'en réfère, loin s'en faut, mais à son expérience de vieil homme et à sa compétence théorique en matière d'art : «Ce que tu prends pour une sérénité en moi, c'est simplement un effet d'âge, et ma «malice à regarder les jeunes » n'est qu'une expérience trop réelle et commune après tout… spontanée » (Manoll, 81)

Et la fermeté du pédagogue cache trop clairement et souvent le découragement du créateur. « La pédagogie est l'ESSENCE même de ma vie. Je ne suis que cela et je réussis très bien »(Béalu, 293), écrit-il suggérant sa déroute poétique. Ce que le poète n'a pas su faire, il va tenter de l'enseigner afin que d'autres évitent ses échecs et parviennent plus sûrement au but : à chaque recommandation, l'auteur du Cornet à dés est renvoyé à sa propre incurie : « Au fait ma conscience me dit «médecin soigne toi toi-même » Oui ! Mais n'ayant plus d'espoir en moi j'en ai dans mes amis. L'essentiel n'est pas d'être l'auteur d'une belle chose mais que cette chose existe » (Louis Guillaume, 78)

Jacob veut faire comprendre les ressorts du beau

Cette parole d'humilité profonde n'est pas à mettre au compte de la coquetterie, mais d'un véritable sentiment d'échec et d'une lassitude à l'égard de ses écrits et des théories qui on marqué sa génération. Le fondement de ses conseils est avant tout la distinction essentielle que Jacob veut faire entre sa production et son esthétique. Si la première lui paraît ratée, indigne d'être donnée en exemple, sinon comme un exemple à ne pas suivre, la seconde en revanche est celle d'un homme qui a longuement médité les conditions du Beau, d'un observateur de la vie artistique depuis le début du siècle, témoin et juge de son temps. Ainsi ne se permettrait-il pas de faire la leçon à Manoll « si sa manière n'était celle de tout l'Olympe où (il) a usé (ses) fonds de culotte depuis 40 ans et davantage" »124. C'est donc une expérience de vie que Jacob veut leur faire profiter et de quelques leçons tirées de la méditation sur l'art.

Il n'entend pas former des esprits dans la perspective d'une continuité avec sa propre écriture mais bien plutôt dans le désir d'un renouveau. Or précisément ces jeunes «talents » qui viennent à lui lui paraissent d'autant plus propices à une renaissance poétique qu'ils sont éloignés du monde parisien et des habitudes littéraires. Jacob espère d'eux l'émergence d'un courant répondant aux aspirations d'une époque bouleversée par la guerre et à ses propres besoins d'un art neuf. Voilà longtemps qu'il attend « la nouvelle beauté vraie »(Manoll, 95) qui ne fut pas celle de ses vingt ans, pas plus chez Reverdy que chez lui du reste : « Le surréalisme et l'antisurréalisme sont morts. La poésie (qui a pris et qui va prendre beaucoup d'importance) sera une poésie d'émotion, de suites et de variations syntaxiques dues au sentiments »(Manoll, 80)

Au fond, son attitude magistrale lui permet de réintroduire sa présence dans une époque qui vise à l'exclure, présence clandestine, mais efficace, qui permet à Jacob de disparaître aux regards tout en demeurant l'âme de son temps, victoire finale d'un homme qui n'a jamais supporté d'occuper le devant de la scène, tout en ambitionnant un rôle de première place dans la création contemporaine.

La méthode jacobienne

La première démarche du poète à l'égard de son correspondant est d'établir une relation affective : son rôle lui est inconcevable sans une forte amitié le liant à son interlocuteur et dont il sait la convaincre : « Oui, Manoll, je sens profondément votre amitié. Le chemin de mon cœur est plein d'échos ; Elle a su le trouver et je l'entends qui sonne au bruit de votre nom » (Manoll,31)

Très vite il propose «le tutoiement à l'usage exclusif du prénom » puisque c'est là «le privilège de l'amitié » (Toulouse). Mais plus en core que son attachement, il convainc de sa confiance dans le génie de l'autre. Ses remarques, n'auraient aucun poids, aucune portée, si le maître n'avait pris soin d'abord de persuader son élève de sa nature de poète. Il s'agit, selon expression, «d'être n é » et rien ne remplace cette naissance, aucune pédagogie ne fabriquera un poète qui ne l'est déjà  : « il faut être né. Une vie entière à la poursuite du «sens lyrique » est inutile » (Béalu, 97).

Jacob s'attachera donc à ceux chez qui il pressent une nature de créateur, et il s'est toujours reconnu une compétence exceptionnelle, un flair infaillible en ce domaine. D'autre part cette conviction est indispensable si l'on veut que toute réserve ultérieure soit acceptée. Le poète ne s'y trompe pas qui entame toute nouvelle relation épistolaire par des compliments rassérénants, et avait comme le souligne Marcel Béalu, «le don exquis de persuader chacun qu'il était le meilleur, le seul »(ibid. p. 49). Cette donnée première, chronologiquement et pour sa valeur fondatrice, autorise Jacob à plus de sévérité par la suite, et ses réctions aux poèmes qui lui sont soumis témoignent d'une exigence renouvelée ; le maître cache peu son insatisfaction et les éloges sont rapidement suivis par les critiques car »ce n'est pas avec les compliments que l'on progresse » (Béalu, 147). Il exige toujours plus, toujours mieux, estimant la franchise le meilleur service : « J'ESSAIE D'ETRE FRANC POUR ESSAYER D'ETRE UTILE »inscrit-il en lettres majuscules en tête d'une lettre à L. Guillaume (Guillaume, 98).

Cela n'ira pas toujours sans heurts et sans difficulté. Les vexations sont nombreuses, et certains, tel Marcel Béalu, s'accommodent mal des leçons de leur aîné revendiquant violemment le droit d'écrire comme ils l'entendent. A ceux-là, et lorsqu'il sent qu'il est allé trop loin, provoquant le découragement ou la blessure, Jacob s'excuse, ou s'explique, c'est–à-dire révèle son dessein secret : « Ne crois pas que je détruis ta confiance en toi (…) Si je blesse souvent ton amour-propre, je le fais sincèrement. Sache une fois pour toutes qu'on arrive pas au bien, au bon, à l'excellent sans une humilité tous les jours plus grande. Avec moi, n tu es entre de très bonnes mains et tu l'ignores trop. Je te ferai du bien malgré toi ; » (Béalu, 149)

Conduire à l'humilité

Le premier effet recherché est donc l'humilité, «base de tout vrai grand art ». Et comment mieux l'apprendre à tous ces jeunes qu'en diminuant volontairement leur orgueil afin que ne demeure que leur amour du beau et non l'amour de leur vanité ? La relation repose clairement sur un devoir réciproque : « je sais que les vérités sont désagréables à entendre, ecrit encore Jacob à Béalu, mon devoir est de les dire, le tien sera de ne pas m'en vouloir » (ibid. 154)

L'humilité implique aussi la conscience que l'on a tout à apprendre et que tout est bon à apprendre. Jacob enseignera à ne mépriser aucune expérience et sa tâche est avant tout d'élargir les horizons de cette jeunesse provinciale. Il le fait d'abord par des conseils de lectures ; ses lettres abondent en commentaires sur tel ou tel ouvrage, il se plaît à commenter le livre qu'il est en train de lire et répond aux questions de son cadet concernant tel écrivain. D'une manière générale Jacob reproche aux jeunes leur manque de cut=riosité et les incite à lire beaucoup et de tout. Devant leur méfiance à l'égard d'une culture qui déformerait leur personnalité, il réagit vivement ; le savoir constitue une nourriture essentielle au créateur et en quelque sorte les réserves sur lesquelles bâtir : « Les poètes qui ont aujourd'hui de 18 à 35 ans ne veulent rien apprendre. Tant pis pour nous et pour eux. « Le savoir a un prix » dit La Fontaine. En tout cas on ne s'agrandit pas autrement que par le savoir »(Cadou, 51)

inciter à être curieux

Il n'entend pas imposer ses préférences, mais plutôt servir de courroie de transmission d'une certaine culture, être en quelque sorte un ouvrage de références vivant, auquel les jeunes viendraient puiser afin d'élargir leurs connaissances : »je ne puis qu'étaler devant toi les trésors de la tradition et je ne me permets jamais de parler en mon nom. A toi de choisir » (Béalu, 127)

Max Jacob ne réclame jamais l'admiration, ni même le respect dû à son âge ; il ne demande qu'à être utilisé selon ses connaissances, tel un professeur de rhétorique.

Fréquenter les poètes

Dans le même sens vont ses encouragements à ne pas vivre dans l'isolement mais à fréquenter d'autres poètes : « Tu vis trop seul, reproche-t-il à Manoll (117), à l'âge où l'on a besoin d'échanges » et à Béalu : « fréquente le plus possible les confrères (…) tu entendras certes des sottises mais des sottises salutaires (.)Tu ne peux pas continuer à vivre sur ton propre fond et ce fond n'est pas encore accompli. Justement ce fonds pour l'accomplir il te faut te mesurer à d'autres, avec des jeunes ; »(113)

C'est dans ce but qu'il mettra lui-même en contact Roger Toulouse et Marcel Béalu, et tous deux plus tard avec Michel Manoll, dans ce but aussi qu'il les prévient des visiteurs qu'ils peuvent espérer rencontrer chez lui en le rejoignant à Saint-Benoît.

Exercer un métier

Enfin, à tous également, Jacob a recommandé d'avoir un métier : « permettez-moi de vous dire que l'épicerie n'a jamais empêché un poète de sentir et d'écrire. J'ai un ami chapelier qui faut des progrès dans l'art et aujourd'hui, à moins d'être un renard, on ne peut vivre de la littérature (..) C'est une bonne chose d'être épicier et poète. On peut aussi être receveur des contributions, inspecteur des finances, médecin avec ou sans clientèle, entrepreneur des pompes funèbres, novice au couvent, agent de publicité, relieur, agent de terrains, banquier, fabriquant de pipes ou bijoutier etc.… et poète en plus ; ce n'est pas un métier, c'est un don comme la musique » (Cadou, 21)

« j'ouvrirai une école de vie intérieure et j'écrirai école d'art » 

Certes de telles consignes peuvent apparaître comme des leçons plus morales qu'esthétiques. Elles le sont en effet, l'intention du converti est bien, sinon de ramener à Dieu des brebis égarées, peu préoccupées des questions religieuses , tout au moins de leur inculquer une conception morale de l'existence. Et si une école poétique devait être fondée, il la voudrait avant tout celle de «la bonté et de l'humilité », ce serait la « France nouvelle » et remarquée en eux (Guillaume, 57), car le progrès poétique est inséparable désormais aux yeux du poète de Saint-Benoît d'un progrès moral : « Un progrès va avec l'autre » (Béalu, 147) ; oui Jacob voudrait leur «enseigner que c'est l'homme qui progresse et que le poète alors naît » (Manoll 82)

On comprendra mieux que ses recommandations déterminent tout autant une attitude qu'un style. On se souvient de la célèbre formule qui ouvre les Conseils à un jeune poète : « j'ouvrirai une école de vie intérieure et j'écrirai école d'art ». Mais si la vie intérieure suppose à priori l'isolement, celui –ci doit se faire au sein des hommes et dans la vie quotidienne, non à l'écart du monde. Ainsi à René-Guy Cadou rêvant d'une plus grande solitude, Jacob répondait : « tu peux t'agrandir et cela tu ne le feras qu'à ton insu en cultivant la mémoire, ton âme, les observations, ta cervelle, en t'approfondissant, en t'isolant- tour d'ivoire au milieu des gens » (Cadou, 45)

Jacob définit la vie intérieure comme un regard dépouillé sur le monde : elle se traduit par une attention extrême à l'instant présent et au monde à l'entour : « Où suis-je ? Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Une auto passe, un enfant me parle, une maison est devant moi : il s'agit de goûter ces événements et non de se souvenir de l'instant précédent qui s'est écoulé dans le temps et le vide, ne de prévoir ce qui arrivera dans la seconde suivante, laquelle appartient à Dieu. Ainsi agrandiras-tu par l'attention ta précieuse sensibilité » (Toulouse)

Ce questionnement permanent n'a rien à voir avec un enfermement en soi loin du monde, mais au contraire conduit à une perméabilité à celui-ci, dans l'oubli de la personne individuelle : « le résultat premier de la vie intérieure est de nous rendre perméable »(Conseils à un jeune poète). C'est pourquoi cette démarche conduit nécessairement à l'humilité, où l'individu, objet parmi d'autres, se dissout dans son regard. On est proche de la démarche mystique, et l'on ne s'étonnera donc pas que Tauler ou Eckart de l'école spirituelle allemande, soient évoqués à l'appui d'une telle conception : » « les grands poètes sont des mystiques sans Dieu  (ou avec Dieu) » (Cadou, 53). L'ambition du croyant et du poète tendent à se rejoindre.

Jacob n'oublie pas cependant qu'il s'adresse à des poètes et ses mots d'ordre sont esthétiques : il s'agit pour lui avant tout d'inciter à exercer son regard sur le monde pour mieux se l'approprier par une descente au plus profonde de soi. Le but est de réveler le poète à lui-même, de le renvoyer à son moi le plus intime de façon à ce qu'il trouve sa voie unique et originale. Car « Ils ne faut pas qu'ils croient (les poètes) qu'on les envoie à Boileau, pas plus d'ailleurs qu'à Lautréamont. Il ne faut pas (non pas davantage) qu'on les envoie à Verlaine : ! on les envoie à eux-mêmes ! »(Manoll, 95) C'est bien à une maïeutique où le maître accouche les jeunes talents de ce dont ils sont porteurs. Loin de fabriquer une « école » où l'on se conformerait au goût du maître, Jacob entend dégager l'originalité de chacun, lui permettre d'éclore : si comme l'écrit Marcel Béalu, Jacob aimait : « les poètes dans l'œuf »(48) c'est qu'il pouvait jouer le rôle d'accoucheur : « C'est ce toi même que veut le public. C'est un anthropophage ; Comme Dieu veut ton toi-même et non ce qui l'obstrue, le public veut ton toi et non le souvenir des autres poètes.
Il ne veut pas, le public qui sacre les vrais poètes, il ne veut pas des petites secousses communes, il veut ce cri propre de tes propres entrailles.
Il veut une perle d'un orient unique et cette perle est en toi.
Il s'agit d'émotion, et c'est l'essentiel, mais d'une émotion plus profonde que celle du voisin. Celle qui vient non de tes sens et de tes nerfs mais de la rencontre enfin de ton humanité à toi »

(…)

S'il est une constante de la pédagogie jacobienne c'est bien son éloge du travail. Grand travailleur lui-même il n'aura de cesse de pousser ses destinataires à plus d'effort et d'activité. Il lutte par ses conseils et ses exigences contre toute tendance à l'inertie, la paresse, au repos.

La discipline intérieure

Ce que Jacob appelle travail est une discipline intérieure qui ne permette pas de s'en tenir à l'œuvre accomplie, qui pousse toujours insatisfait, à progresser, au prix d'un entraînement journalier, quel qu'il soit. (…) Max Jacob donne donc des leçons d'humanité et d'humilité. Le poète n'est pas un étranger dans la communauté, il est au même titre que n'importe quel artisan, tenu de s'entraîner afin de se perfectionner. (…) Jacob combat donc avec véhémence l'exaltation romantique et le mythe de l'inspiration sacrée. Si plus que tout autre, il croit à des esprits inspirateurs, il refuse de leur laisser le rôle majeur dans la création. Les esprits peuvent être des anges ou des démons, souffler le bien comme le mal, produire le chef d'œuvre ou le cliché. Aussi le poète prône t- il un dialogue avec eux, c'est à dire une fois encore une maîtrise de ses propres forces, une utilisation consciente de celles-ci : «  si je crois à l'inspiration ? mais bien sûr ! je crois même que tous les hommes sont inspirés. Ca s'appelle l'intuition, ça s'appelle tentation. Ca dépend de la personne qui inspire. On est inspiré par les anges,, les démons et il y a toute sorte d'anges et de démons (…à) il faut donc discuter, en s'appuyant sur Dieu, leurs pauvres inspirations(..) Donc l'inspiration doit être surveillée »(Conseil , 27)

Le grand principe est donc de maintenir un état de conscience, conscience du monde, conscience de soi, conscience de son art. Tout doit tendre à ce que Jacob nomme « la double réflexion » terme qu'il emprunte à Kierkegaard c'est à dire à « se voir pensant ce que l'on pense » (Béalu, 129). Tout doit devenir objet de méditation.

Le rôle primordiale de travail de méditation comme conscience de soi et du monde, c'est- à- dire en fin de parcours, de sa place dans le monde et de son regard spécifique sur lui conduit ainsi à descendre en soi, au plus profonde de soi pour y trouver sa part originale, celle-là seule qui autorise l'écriture et produit du nouveau, parce que de l'original : « ta discipline est de chercher le fond de toi-même par la méditation : il n'y en a pas d'autre »(Béalu,125)

La douleur

La prééminence accordée au travail, ainsi entendu, dans la création artistique est à rapprocher du rôle de la douleur dans la vie morale. La valorisation de la douleur dans l'éthique jacobienne est assurément un des points délicats à entendre pour ses jeunes amis. La souffrance n'est pas, comme trop souvent invite à le penser la lecture de la Genèse un châtiment, mais au contraire, répétera Jacob à qui veut l'entendre un don divin. C'est par son intervention que l'homme peut se retrouver lui-même ; elle agit comme un purificateur nous ramenant à notre essence, telle une « purge », titre que Jacob donna à un article sur la question. Non que le converti cultive la douleur à la manière romantique, mais conçoit une morale de l'arrachement à toutes les scories qui ne sont pas nous-mêmes et nous dispersent de l'essentiel : « la douleur est un mouvement d'attention à nous-mêmes, elle chasse donc ce qui est étranger à nous, comme aussi dans la réflexion pour un travail, nous chassons ce qui est étranger à ce travail : la douleur nous ramène à notre individu, notre fond et nous rapproche de l'essence primordiale qui est Dieu » écrira le poète dans l' « ABC de la religion catholique envoyé à Jean Rousselot (16). Mais la douleur chrétienne n'est pas le simple fait de souffrir ; elle doit ne pas être subie mais transfigurée par la conscience que nous en avons, mieux encore elle doit être volontaire : « je ne pense pas que le fait de se trouver dans un incendie et de s'y affoler soit une douleur chrétienne (.) une douleur qui ne laisse pas la place à la raison ne peut être une douleur chrétienne »

Or la douleur instrument de conscience est ainsi nécessitée poétique : « il faut apprendre à souffrir davantage et à se taire. Un vrai poète est tordu sur un bûcher de silence » conseille t-il à Cadou et plus loin encore : « souffrons, recherchons la souffrance ou plutôt établissons-là en nous d'une façon complète, définitive »(45 et 47).

La douleur rend accessible le siège de la sensibilité

La leçon est étonnante et dut choquer ses interlocuteurs. (….) Mais le sens jacobien accordé à la douleur doit se comprendre comme un accès à la part fondamentale de l'être d'où naîtra toute poésie véritable comme moyen parallèle de rejoindre en nous l'humain, c'est-à-dire le siège de la sensibilité. Atteindre le fond de l'être consiste en fait à gagner notre part humaine universelle par l'agrandissement de la sensibilité ; nous parvenons à notre originalité en même temps qu'à notre universalité : si complexe, si contradictoire que paraisse le phénomène, Jacob le connaîtd'expérience, (…) c'est l'émotion. (…) Jacob insiste sur la nécessité d'être ému pour le poète. C'est lapoitrine, non le cerveau que le méditant doit creuser (Manoll, 66) et les consignes données à Cadou le révélaient, l'émotion doit conduire' aux larmes, c'est à dire en état d'émotion extrême (….)

Résumant la formule de la réussite qui est aussi la formule de tout son enseignement, l'auteur des Ballades en confie le secret :
« Celui de mes poèmes qui a eu le plus de succès est la Ballade de la Visite nocturne, Pourquoi ? Parce que le sentiment qui ‘anime est un sentiment qui a été énormément sincère. Parce que ce sentiment sincère a été très habillé par une partie de mensonge adroit, enjoliveur (il faut les sens littéraires) ? pazrceque j'avais prévu longuement la forme que je donnerais à ce sentiment. Parce que je m'étais d'avance éloigné de toutes les modes 1938 » (Cadou, 31)

Jacob oublie l'énorme travail musical accompli, c'est probablement ce qu'il entend par la forme longuement pensée.

(…)

Alors, si Jacob pressent un courant nouveau parmi ces jeunes, si à une époque troublée doit correspondre une poésie nouvelle, en rupture avec les mots d'ordre d'avant-guerre, on peut en effet se demander avec lui quelle est cette esthétique, et en quoi Jacob l'influence. Car si le pédagogue refuse d'intervenir directement sur le contenu poétique des œuvres, s'il entend renvoyer chacun à sa personnalité propre, on ne peut nier qu'une certaine ligne se dessine dans ses exigences, en accord du reste avec ce qui caractérisa l'Ecole de Rochefort. Reniant l'esthétique cubiste, la sienne dans le Cornet à Dés ou Le Laboratoire centrale, Jacob rejette toute intention intellectuelle en poésie et la désinvolture qui a caractérisé son époque : « Notre poésie « de jeux » a perdu son temps à la futilité des temps » constate-t-il auprès de Michel Manoll (85), « nous croyions que le lyrisme était un laisser-aller complet à l'inconscient (..) erreur d'une époque ! plus on était fou, plus on était fier » (87). Aujourd'hui cette attitude accentuée et théorisée par les surréalistes ne lui semble plus de mise. De même le cynisme, l'ironie, ont «  fait leur temps » (130). Jacob qui en usa si longtemps réclame aujourd'hui en faveur d'une poésie plus grave ; la belle littérature vient de la gravité et du sérieux : l'autre est périmée » (Cadou , 24), plus simple également, se tournant radicalement vers une expression plus claire et plus directe :
« l'art poétique était utile ou agréable en 1921- c'était bien là nos curiosités et la poésie 18, le coin-coin du vers à plusieurs sens diversifiés et unifiés, l'art gratuit, sans support, le grain de la surprise (…) la camelote cubiste transposée en poésie (..) »
« Je pense que mon esthétique à J. Evrard est plus proche de la poésie 42 ; effort vers plus de clarté à l'encontre de l'hermétisme en retard (..) (Ibid, 56)

Et de la poésie même « catalogue d'images » (Manoll, 79) doit céder le pas à une sollicitation de l'émotion, non de l'imagination ; elle sera désormais « suites et variations syntaxiques dues aux sentiments ». En fait, « il n'y a pas de poésie vraie sans lyrisme » (Conseils, 56), formule Jacob, mais l'important est de comprendre ce qu'il entend par là.

Or quand le poète essaie de définir le lyrisme, il recourt à des formules globales et obscures :
« qu'est-ce que le vers lyrique ? Je n'en sais rien ou çà serait trop long à expliquer : (Ibid, 55) « le lyrisme est un état de pensée sans pensée, de sentiments sans sentiment, prêt à nourrir une expression harmonieuse. Les mots qui viennent alors sont dits lyriques » ( Ibid)

C'est semble t- il, placer le critère dans l'état du poète ou dans la conviction du lecteur, car Jacob parle encore en terme de « conflagration » (« le vers est sacré s'il est le résultat d'une conflagration » (ibid,19), c'est-à-dire d'un bouleversement de grande portée » selon le dictionnaire Robert, émotion intense donc, celle de l'auteur, celle du lecteur :

« le vers sacré est de belle venue, musical, euphonique, euphorique, et tel que le plus malheureux paysan dit en l'entendant : « ah ! que c'est beau » et non pas « qu'est-ce que ça veut dire ? » (Ibid.20)

Le lyrisme résume donc au fond l'union miraculeuse cherchée par l'art entre l'intelligence et le sentiment, entre l'émotion intérieure et son expression, entre l'intention de l'auteur et la réception du lecteur, et s'il n'est aucun moyen véritable de le définir, puisque c'est par des voies individuelles et uniques, par des voies secrètes aussi, qu'une œuvre y parvient. Pourtant deux éléments reviennent sous sa plume, qui fondent un retour à l'unité lyrique : le chant et la « candeur ».

Parmi tous les conseils pratiques que Jacob distribue, il en est un que nous avons omis, c'est de se préoccuper avant tout de la musicalité de ce que l'on écrit. Le poète se plaint que plus personne ne sache chanter et préconise à René- Guy Cadou des exercices de rythmes.
« Mais surtout chante, sois chantant pour que nous soyons enchantés »((Béalu, 212). Les mots, les formules syntaxiques doivent être choisi pour leur son, le beau vers est « euphonique » .

A la musicalité doit s'ajouter la candeur, nouveau terme clef et ambigu. Cette qualité seule peut séduire Max Jacob dans les textes de ses amis ; elle est celle qu'il détecte en eux et qui détermine son attachement à son oeuvre car « l'art c'est la candeur » (Béalu, 114) ; en fait il faudrait pouvoir regarder le monde « comme un enfant », et écrire comme un enfant (cf. Béalu, 195,150). Ceci n'est pas neuf dans l'esthétique jacobienne, mais on le voit, en vieillissant, de plus en plus affirmer un désir de simplicité naïve, c'est avec délectation qu'il reçoit les écrits des élèves que Louis Guillaume, instituteur à Créteil, lui envoie :
« Le rêve d'Alexine FIDALGO est une des plus belles choses que j'aie lues : c'est excatement ce que j'aurais voulu faire et que j'ai si bien manqué (…) . Le petit récit que tu m'envoies est beau de l'enfance qui est derrière, l'enfance inégalable, inimitable » (145)

Le folklore possède la même inimitable qualité, sa force est « dans quelques romances populaires et dans les contes d'enfants ». Le poète ne peut y prétendre, ne peut supplanter ni l'enfant «  car il faudrait avoir neuf ans » (Guillaume, 145), ni la tradition humaine qui porte les romances populaires. Cependant il doit s'efforcer dans ce but, travailler à recouvrer un regard d'enfant qui passe précisément par la lente rumination dont nous avons parlé. « NaIveté », « simplicité », « candeur » sont les recommandations désormais essentielles.

Et sa production témoigne de son évolution. On le sait il mit en application sa profession de foi en faveur d'une poésie plus proche de la tradition populaire avec Morven le Gaëlique déguisement sous lequel à partir de 1927, Max Jacob offre des poèmes en revues. Derrière l'idée « d'une renaissance celtique » qu'il avait proposé à Julien Lanoë, se dessine en fait une renaissance poétique. Du revirement vers un lyrisme plus « pur ». Les Ballades publiées chez Debresse en 1938 offrent un autre visage, et c'est la seule de ses œuvres que Jacob osera présenter à ses disciples comme un exemple possible de réussite. Cependant le lecteur ne doit pas oublier qu'il s'agit là du produit d'un travail sur sa propre langue afin de lui donner cette candeur nouvelle, et il est impératif de rappeler la distinction si fermement soulignée par René Plantier entre la naïveté conquise par le métier et celle spontanée qui n'est jamais celle du poète. D'où une tâche difficile, périlleuse, toujours à recommencer car elle suppose un arrachement permanent à sa culture. N'allons pas confondre le résultat d'un cheminement lent et par étapes avec la spontanéité de l'enfance. S'il faut viser le simple, celui-ci ne s'obtient que par la richesse qui le soutient. Reprochant à Marcel Béalu l'amphigouri de ses vers, Jacob fait une importante mise au point : «  la beauté doit d'abord avoir été simple, puis compliquée, puis redevenue simple, mais d'une simplicité riche, enrichie, abondante et colorée »( 158). De même il explique à Manoll le rôle que peut jouer toute connaissance intellectuelle pour un artiste ; il faut une conception de l'univers, il est bon, et même nécessaire, nous le savons, que le poète étudie l'histoire des idées, mais il est tout aussi essentiel qu'ensuite dans la création, il parvienne à l'oublier après s'en être nourri : « (…) l'intelligence littéraire n'a rien à voir avec les autres intelligences, lesquelles sont sous-entendues, pour donner de «  l'aura » aux œuvres gratuites. C'est comme si on demandait à un peintre s'il connaissait st Thomas d'Aquin : il est bon qu'il le connaisse et qu'il s'en taise ». (121)

Ainsi Les Conseils à un jeune poète le détermineront tel un manuel d'initiation : « le troisième geste du travail » consiste en « l'ignorance » mais seulement le troisième et dernier, après « une formidable érudition » c'est cette « sublime ignorance » qui permet « l'étonnement » or « l'étonnement est la candeur et la candeur est la route de toutes les découvertes en art comme en science » (Conseils, 41)

L'Ecole de Rochefort saura entendre la leçon de Max Jacob, car c'est bien par ces qualités qu'elle affirmera en premier lieu. Sincérité, authenticité y deviennent vertus poétiques par excellence, et l'on sait que l'écriture reviendra à un sens plus lisible, gageant sur l'émotion commune. Enfin et surtout, et c'était là un enseignement majeur du poète de Saint- Benoît- sur Loire, « « effort vers une poésie authentique se confond (…) avec l'effort vers une vie authentique »(J.Y Debreuille, l'Ecole de Rochefort, PUL, Lyon, 1987, 110)

« On ne peut accorder à la poésie de valeur autre que celle de l'homme ; ce n'est donc plus la poésie qu'on évalue, c'est l'homme. » Jean Bouhier, absence de valeurs poétiques » NRF novembre, 41, n° 333.

Christine Van Roger Andréucci