Didier Gompel (1912-2003) fut un grand collectionneur. Grand, parce qu’il a œuvré sa vie entière à constituer la plus prestigieuse collection littéraire et graphique consacrée à Max Jacob. Grand aussi, parce que l’intelligence qu’il a déployée en embrassant cette œuvre océanique constitue une approche raisonnée de l’opus jacobien, sans à-peu-près, sans manques, sans failles. Cette volonté d’offrir un regard complet sur l’œuvre est liée à la personnalité de Max Jacob, l’une des figures les plus marquantes de l’art du XXe siècle dont la production ne se borne pas seulement à la poésie. En effet, elle comprend aussi une œuvre romanesque, dramaturgique et graphique ainsi que l’une des plus riches correspondances de son temps. Encore fallait-il comprendre cette œuvre et la comprendre bien. Didier Gompel a donc choisi, classé et révélé le portrait kaléidoscopique d’une œuvre reproduisant fidèlement, à la manière d’un autoportrait, la personnalité de son auteur. Regroupant méthodiquement archives et manuscrits autographes, éditions rares, revues ou documents archivistiques, il a su rendre compte du talent de l’écrivain, du dramaturge et de revuiste de l’auteur auquel il a consacré sa vie.
Mais, enfin, Didier Gompel fut un grand collectionneur parce qu’il a été un très généreux donateur. « Je sais ce que deviennent les trésors qu’accumulent les collectionneurs de grand goût - écrivait Max Jacob à son dernier commanditaire en 1939 -, ils vont aux musées et aux bibliothèques rejoindre les autres trésors accumulés par les siècles. C’est réaliser le secret espoir des producteurs que de faire briller pour eux ces lumineux chemins de la postérité. » Sur l’un de ces chemins, Didier Gompel a donné postérité à l’œuvre de Jacob et en particulier à son œuvre littéraire en offrant à la Bibliothèque nationale de France une collection prestigieuse consacrée à l’auteur. Chose rare à la BnF, son classement a été conservé, en hommage à la clairvoyance et à la capacité d’analyse du chercheur. Manuscrits autographes (œuvres en prose, en vers, pièces de théâtre, carnets, méditations, romans, nouvelles, articles…), épreuves corrigées ou jeux pour l’impression, livres rares, livres dédicacés, études consacrées à l’auteur, manuscrits autographes publiés en revues (et les revues elles-mêmes !) ainsi qu’un nombre considérable de correspondances forment le fonds d’autographes le plus complet consacré à Max Jacob. Voulues par Didier Gompel et dénommées par lui « Fonds Didier Gompel-Netter » en mémoire de sa mère, militante féministe et avocate au barreau de Paris, les deux donations offertes à la BnF en 1989 y occupent vingt-cinq mètres linéaires de rayonnage.
Cette collection s’est constituée méthodiquement auprès des libraires, par des achats en ventes publiques ou par des échanges avec les amis de l’auteur ou leurs représentants. Le fonds comporte également de nombreuses correspondances dans lesquelles propositions d’échanges, dons gracieux et renseignements abondent. Le collectionneur ne ménageait pas sa peine pour élucider le moindre détail de sa documentation. Patiemment, il a rassemblé, parfois pièce par pièce des manuscrits entiers, reconstituant par exemple le magnifique recueil poétique Fond de l’eau poème par poème. Également bibliophile averti, Didier Gompel a aussi donné aux manuscrits de nombreuses et belles reliures réalisées par les fameux ateliers Semet et Plumelle ou encore la délicate Hélène Alix.
Être collectionneur c’est agir avec passion. Sans aucun doute la parenté du collectionneur et du poète a-t-elle beaucoup compté. Didier Gompel était en effet un petit-cousin de Jacob : son arrière-grand-mère, Julie Bloch, était la cousine germaine de Lazare, père du poète. Si les relations entre Jacob et les Gompel n’ont pas toujours été au beau fixe - un esprit réfractaire comme celui du poète ne pouvait aller que de guingois avec les valeurs bourgeoises -, le jeune Didier a été, quant à lui, accueilli à bras ouverts par son cousin : « Les cousineries […] se devaient bien de me donner un ami. À cet ami je tiens, car je sais l’apprécier » lui écrivit-il en janvier 1934. Mais la piété familiale n’explique pas tout, elle est au mieux l’expression d’un culte ou une échappatoire. Didier Gompel n’a pas été seulement un collecteur attentif et clairvoyant, il a été aussi un chercheur et un éditeur. Les fiches de présentation ou les addenda aux manuscrits légués à la BnF, les appendices critiques aux correspondances publiées (éd. du Zodiaque, 1989 ; éd. de L’Arganier, 2006), ou encore les réponses qu’il apportait aux chercheurs montrent un esprit aiguisé et une connaissance des enjeux esthétiques de l’auteur.
Les collections littéraires et graphiques de Didier Gompel acquirent au fil des années une grande notoriété grâce à sa générosité. Il fut à l’initiative, avec son complice Claude Bourdois, de l’importante exposition Max Jacob en ses livres (BHVP, 1994) et contribua à enrichir par ses prêts littéraires et graphiques de nombreux catalogues consacrés à Max Jacob en France (Max Jacob-Pablo Picasso, Paris, 1994) comme à l’étranger faisant ainsi rayonner l’œuvre de l’auteur jusqu’en Russie. Didier Gompel accomplit par ses collections l’idéal cratyléen de tout collectionneur : que l’empreinte soit pleine et que le signe préserve la présence. Ouvrir un des manuscrits de la volumineuse « collection Didier Gompel-Netter » appelle la présence symétrique de Didier Gompel et de Max Jacob. Chaque lecteur peut sentir entre ses mains la présence vivante d’un collectionneur au service d’une œuvre. Aucun chercheur ne peut se tenir éloigné de cette collection inouïe.
À ses efforts patients, nous nous permettons d’associer son épouse Claudine (1920-2015), fidèle dactylographe, patiente assistante : sans elle, la joie de connaître de son époux n’aurait pas été la même. Ensemble et par leur énergie conjuguée, Didier Gompel et son épouse ont réalisé le vœu le plus cher de Jacob, assurer sa postérité. Aujourd’hui que leur collection graphique s’ouvre publiquement on lira dans chacune de ses œuvres combien Jacob entretenait entre l’écriture et la peinture un dialogue étroit attestant de l’étymologie commune de peindre et de dessiner. On verra au fil de ces pages, l’intelligence aiguë d’une collection rassemblée elle aussi méthodiquement. Dans chacun des dessins, chacune des gouaches, chacune des encres, chacune des lignes, on lira, grâce à l’adroite composition de cet ensemble remarquable, comment la peinture de Max Jacob présente de lui « tout un côté que la littérature ne peut rendre, le côté sensuel, charnel, le toucher et cette espèce de tendresse que ma plume n’a jamais réussi à rendre et qui est le plus intime de moi » (lettre inédite à André Beaudin, 2 mai [1930]).
Patricia SUSTRAC
Présidente des Amis de Max Jacob