Vous allez entendre l’enregistrement de l’émission Dîner de têtes de Jean Cocteau diffusée les 29 novembre et 4 décembre 1937 (Radio Luxembourg) au cours de laquelle, le poète, connu pour ses talents réels d’imitation, reproduit la voix de Max Jacob. Grâce à l’attention technique de Clotilde Pivin, chargée de production à France Culture (1) ; Robert Dickow, musicologue, Taylor O'Connor étudiant à Virginia Tech et Ico Bukvic, ce court extrait a été rendu audible. Cette archive est cependant fort ancienne et l’audition demande cependant un effort d’attention que vient heureusement soutenir la transcription que vous trouverez ci-dessous.
Max Jacob a-t-il entendu cette émission ? Rien n’est moins sûr. Il rentre à peine de Quimper (sa mère est décédée le 19 novembre) quand survient sa première diffusion le 29 novembre. Par ailleurs, Jacob ne possède de poste de radiodiffusion et Radio Luxembourg est encore, à l’époque, une onde courte sans doute très difficilement audible à St.- Benoît. Toutefois, dans sa lettre à Jean Cocteau du 28 novembre, Jacob écrit : « Oui, je sais que tu pense à moi ; je sais que tu parles de nous : Apollinaire et moi (si j’ose dire). Ceci m’a été au cœur- Merci (2). » Il n’existe pas de texte de Cocteau sur Apollinaire à cette époque ; la lettre de Cocteau à laquelle répond Jacob manque (3) ; mais il est possible que Cocteau ait évoqué l’émission qu’il vient de créer. À notre connaissance, Jacob n’évoque pas cette émission dans sa correspondance.
Le trait le plus frappant de cette imitation est la mélodie simulée de la voix de Jacob dont Thérèse Manoll se souvenait comme « une voix de ténor, au rire clair (4). » Cette « musique » ne surprendra pas les familiers de l’œuvre du poète. On sait que Jacob accorde une place très importante à la musique en poésie. Yanette Deletang-Tardif a, par exemple, indiqué que « lorsque Max Jacob disait ses poèmes, il les chantait » (« Ascension de Max Jacob », ORTF, 1er mars 1953, rediffusion France-Culture 15 novembre 2009) (5).»
Nous remercions Pierre Bergé, président du Comité Jean Cocteau de nous autoriser à diffuser cet extrait, l'archive sonore étant la propriété du fonds Cocteau de Montpellier.
Patricia Sustrac
TRANSCRIPTION
Musique d’introduction : Mozart
Jean Cocteau : « (…) Je vais maintenant prêcher pour les poètes. Le but des poètes est d’être vrai, rêveur, d’être exact. Baudelaire, Rimbaud, en fournissent la preuve. Le poète Max Jacob- et j’en profite pour faire, pour essayer ici ma première imitation- est l’homme qui observe, et qui ne laisse passer aucun détail. Et bien mon cher Max Jacob, quel est le rôle du poète ? »
Jean Cocteau alias Max Jacob : « Le rôle du poète c'est de dire ce que personne n'ose dire. C'est de déranger tout le monde. C'est de dire la vérité.
Les poètes sont des enfants et les autres des grandes personnes. »
Jean Cocteau : « ici Max Jacob laisse tomber son monocle qui reste introuvable car il ne pend à aucun fil. »
Jean Cocteau alias Max Jacob : « Le fils de ma concierge détestait le cinéma. Je lui ai demandé pourquoi il détestait le cinéma. Il m’a répondu : « Monsieur Max Jacob, ce sont les morts qui jouent. »
- « Les morts qui jouent ? »
- « Oui, on va la nuit dans les cimetières, et on les force à sortir des tombes pour jouer les films, avec un pistolet. »
Jean Cocteau : « Cette très belle réponse me fait penser à Madame Greta Garbo – la reine des fantômes. Nul mieux qu'elle n'a compris le rôle atroce de la vamp qui n'existe pas et qui dépêche une image d'elle à travers le monde. Ajouterai-je que le film réserve des surprises et qu'un des charmes de l'admirable Marguerite Gautier que Madame Garbo nous montre, c'est le vacarme de ses jupes et de ses camélias. En effet – par une surprise du chef de son, cette tuberculeuse sublime chuchote au milieu d'une tempête [coupe] »
L’ÉMISSION DÎNER DE TÊTES DE JEAN COCTEAU
En 1937, Cocteau produit lui-même une émission d’imitations sur les ondes de Radio Luxembourg : Dîner de têtes. L’expression désigne un dîner où les convives sont grimés pour imiter des personnages connus. Dix vedettes sont au programme de ce sketch d’une demi-heure diffusé deux fois (29 novembre, 4 décembre) : Max Jacob, Greta Garbo et sa « grosse voix grave », Mistinguett, Maurice Chevalier et sa « grande voix gouailleuse » (Le Foyer des artistes, 1947), Marianne Oswald, Tino Rossi, Marlene Dietrich, Louis Armstrong et sa trompette, « ange noir du Jugement devant la voix duquel tout s’écroule » (Cocteau, « Mes disques préférés », Radio Cité, 1937), Sarah Bernhardt et Marcel Proust.
Avec ce Dîner de têtes, Cocteau offre à tous les inconnus et aux « camarades » à l’écoute « un divertissement de haute classe », selon Germaine Blondin, qui en célèbre, dans Radio Magazine, « la fantaisie, l’espièglerie, la poésie » : « Élégante évasion hors du temps présent en utilisant les personnalités les plus banales de l’actualité, tel est le tour de force exécuté par Jean Cocteau » (« Reflets des ondes », Radio Magazine, 12 décembre 1937).
La plupart de ces imitations semblent avoir demandé des trucages : « Mes imitations les plus médiocres sont celles dont je me croyais sûr et pour lesquelles je ne demandais pas d’aide aux machines. Les bonnes (Mistinguett, Tino Rossi, Armstrong, Oswald, Sarah Bernhardt) furent, je le répète, un truc, mais un truc auquel il fallait penser et dont je reste fier » (« Machines infernales », Ce Soir, 16 novembre 1937).
Pierre-Marie Héron
Centre d'étude Rirra 21
Université Paul-Valéry, Montpellier-III
1 Cet extrait a été diffusé, à tort, comme étant la voix de Max Jacob dans l’émission Secret professionnel de Charles Dantzig en novembre 2012.
2 COCTEAU Jean, JACOB Max, Correspondance (1917-1944), correspondance annotée et présentée par Anne S. Kimball : Paris/ Ripon, Paris Méditerranée/Écrits des Hautes-Terres, 2000, p. 585. – correspondance croisée.
3 Une interruption de la correspondance entre les deux poètes est observée entre le 28 novembre 1937 et le 5 août 1938 aussi nous ignorons si Jacob a pu écouter la seconde diffusion de décembre 1937.
4 Conversation avec l’auteur, 12 juin 2006.
5 Quand la poésie est adoptée par des musiciens, elle acquiert « un premier grand mérite (…) C’est comme une femme dont les peintres font le portrait : certificat de beauté » (lettre inédite à Henri Lasserre, 10 janvier 1941). Dans une lettre à Charles Goldblatt d’août 1930, le poète précise les liens entre poésie et musique : « Tu es en progrès mais tes vers ne chantent pas assez, ne néglige pas le rythme, c’est la grande puissance du vers, compose en chantant sur un air, peu importe lequel. L’image est moins puissante que le rythme, l’image s’adresse à l’oeil qui n’est rien en poésie, le rythme va directement au coeur, la romance c’est la poésie même ! Ce qui nous la fait mépriser, c’est son manque de style et ses clichés, mais pourquoi ne pas « écrire » la Belle Romance quand on a le coeur que tu as. Nous irions au coeur du peuple avec une romance bien écrite et tendre. Nous nous intellectualisons tous trop. L’histoire ancienne de France ne nous parvient bien que sur les ailes de la chanson ; faisons de belles chansons, c’est l’idéal du vrai poète. L’image y reste et comme elle est faite pour être comprise de tous, elle devient solide (JACOB Max, L’Amitié, lettres à Charles Goldblatt, Bègles : Le Castor Astral, 1994, p. 75, correspondance établie et présentée par André Roumieux).